Rien ne s’éteint, tout se transforme.

texte : Hélène singer

 

Depuis vingt ans, Martine Hoyas poursuit une itinérance artistique qui la mène d’un territoire à l’autre, alors que l’assise de son travail reste le même : le papier peint décollé dans des maisons abandonnées. Partant d’une recherche purement formelle inspirée du mouvement Support/Surface, elle découvre progressivement que ce matériau récupéré chez d’autres, des absents, parle de ses couches intimes. Ces morceaux qu’elle retire au mur comme des peaux au scalpel, témoignent de son obsession de la « réalité concrète » qu’elle veut rendre directement sur toile, sans passer par l’illusion ou la figuration picturale. Mais des failles fissurent ce rejet de l’illusion : cette dernière s’immisce poétiquement dans ce palimpseste plastique, pour fuir tout systématisme. Le travail de l’artiste s’éclaire ainsi à la lumière vacillante d’une bougie électrique…

 

Le papier peint : entre survivance et renaissance

Ses toiles-collages composées de vieux papiers peints (toiles de Jouy, motifs pour chambre d’enfant, fleurs au romantisme anglais…) agissent sur le spectateur comme une madeleine de Proust : il peut avoir un flash, pendant lequel le papier-peint tant aimé de son enfance lui réapparaît subitement. Si l’artiste est consciente de ce phénomène, elle s’écarte cependant de toute nostalgie du « bon vieux temps ». Le papier peint est d’abord un matériau à triturer, exploiter, pour aboutir à des compositions qui dissolvent le dualisme entre fond et forme. En décollant le papier peint, elle l’arrache de sa fonction décorative pour lui donner un sens plastique. Par ce processus, elle donne à ce déchet porteur d’une histoire oubliée, une nouvelle mémoire. Les motifs qui ornent ces « fragments de légende domestique » (expression de l’artiste) sont comme des phrases extraites d’un roman disparu, à compléter et à réinventer. Les personnes cachées derrière ces pages arrachées et recomposées revivent selon notre bon vouloir et notre propre mémoire. De ce fait, si ce prélèvement opéré dans les maisons vides s’apparente à un travail d’ethnographe (le déchet révèle de nombreuses informations sur la vie domestique), l’action de réappropriation plastique octroie à ce « morceau du réel » une ouverture à l’imaginaire. Les toiles, loin d’être des reliques sacrées, assemblent librement fiction et mémoire, fantasme et témoignage. En donnant comme titre à ses toiles le numéro et le nom de la rue où les papiers peints ont été prélevés, l’artiste témoigne d’une histoire sociale, celle des corons, en passant par la petite porte du foyer intime… Originaire du Nord, elle a connu la transmutation de cette région qu’elle tente, par son action artistique, de revivifier. Réactiver ces maisons désertes, ces lieux sinistrés, et reprendre la main sur le temps qui passe inexorablement en en créant de fausses traces. Elle marque la surface de la toile d’une empreinte rouillée de petit lit d’enfant (Les trois petits cochons, 2003), ou crée un bas-relief restituant la trace d’un escalier qui aurait été retiré (2, rue de la butte Cayeux, 1993). Enfin, elle produit des effets de moisissures, qui sont elles-mêmes des renaissances hybrides et structurées de matières éteintes.

 

Identité, territoires et pas au-delà

La terre mouvante de son enfance produit une césure entre deux zones tectoniques divergentes : d’une part le territoire connu et rassurant du foyer familial ; d’autre part un champ ouvert à l’inconnu, inquiétant mais salvateur pour se construire. Il faut partir en itinérance pour survivre et se trouver. Son œuvre monumentale Tespistola (2012) est un tipi constitué d’un patchwork d’empreintes de papiers peints transférés sur une surface translucide, cousues entre elles comme autant d’identités assemblées. Dans l’obscurité, un foyer lumineux posé dans sa panse transforme ce tipi de peaux colorées en une chapelle brûlante et hypnotique. La lumière qui oscille au moindre bruit ou murmure, rappelle celle d’une télévision qui réunit les membres de la famille le soir venu, comme le feu le faisait dans les prairies indiennes. Un nouvel objet technologique pour une même fonction de chaleur sociale. Mais le tipi est impénétrable et le feu illusoire : l’œuvre suggère que l’on ne retrouvera jamais la chaleur du foyer perdu…

Une autre lumière illusoire, une bougie électrique qui semble couler, anime une œuvre emblématique de l’artiste. Dans cet Autoportrait (2005), une ampoule flamme qui « provoque » une coulée de cire, émerge de la toile recouverte de papiers peints. Au-dessous, l’empreinte d’un vieux berceau suggère le temps révolu de l’enfance. Un détecteur de présence enclenche la projection d’un film super 8 où l’artiste souffle vainement sur la flamme : images en mouvement pour une tentative impossible de fixation du temps. Cette tentative est aussi dérisoire que poétique, comme toute vanité artistique. Martine Hoyas parle ainsi de la fragilité de l’être qui vacille (comme la flamme), entre l’envie de stagner dans les eaux du passé, et celle de sortir du territoire de sécurité. Atagumparc (2008), où l’artiste peint une petite fille au fond d’un parc à bébé, en est l’illustration. Un lustre où des ampoules-flammes « produisent » de la cire qui risque de tomber sur l’enfant montre le danger que peut représenter le pas franchi au-delà du parc.

Le pas au-delà, titre d’un livre de Maurice Blanchot, est aussi celui d’une série débutée en 2004, par une première installation où l’artiste reproduit un vieux portrait photomaton d’elle avec sa mère, dans un effet pictural convexe. Cette toile ronde, qui ressemble à l’espace que l’on observe au travers d’un judas, devient le point d’exclamation d’une toile rectiligne recouverte d’un papier peint style 18e, d’où sortent latéralement des objets : dès qu’ils sont « hors-cadre », ces derniers se parent de blanc. Au centre de la toile, une ampoule grésille quand le spectateur parle. Alors que nous sommes en situation de voyeur (le judas permet d’épier sans être vu), le détecteur de son nous piège : c’est l’œuvre qui nous épie et ce sont les deux personnes représentées qui nous regardent. Peut-être même, nous posent-elles cette question : « As-tu osé faire le pas au-delà ? ». La série reprend le même système de mise en œuvre, avec d’autres mères à l’enfant. Cette question de l’affirmation de soi, par un exil salutaire de sa situation première, se pose à l’adolescence. La fin du microsillon (2005) transcrit tendrement le monde fantasmé auquel on aspire à cet âge, quand l’on colle aux murs de sa chambre d’enfant des autocollants et posters de rocks star, et que l’on accroche des boules à facettes pour éclairer le quotidien de la jeune personne que l’on est, qui ne demande qu’à s’enflammer. Au sol, un électrophone tourne dans le vide, dans un bruit de frottement répétitif. La fin du microsillon, comme celle de l’enfance et des Trois petits cochons (titre d’une œuvre de 2003).

 

La brûlure, le lavement et le pansement

Le travail minutieux de l’artiste comprend un aspect curatif : il résulte d’un prélèvement de « peau » du mur (le papier peint) qui sera régénéré par et dans l’œuvre. Lors d’une résidence en Lituanie, Martine Hoyas décide de recouvrir les murs décrépis et gorgés d’humidité de papiers blancs, pansements perpétuellement auréolés de nouvelles sécrétions (travail in situ au Symposium « Forgotten Present », 1996). Le mur a une vie interne, il dégage son passé. L’artiste affirme dans cette œuvre comme son « combine painting » Clean myself – 3, rue Didzïojl (1996), la nécessité de dégorger son passé et de se laver de ses souillures. Un lavabo, extérieurement sale, est accroché à une toile aux moisissures savamment travaillées. Un miroir installé dans sa vasque, ainsi qu'un autre suspendu au-dessus, fait découvrir sa blancheur intérieure. Par l’intermédiaire de son reflet dans le miroir, le spectateur peut se voir apparaître dans ce lavabo immaculé. Des gouttes d’eau tombent régulièrement sur un matelas roulé et posé à terre, pour y faire germer des moisissures bien réelles. Des barreaux rouillés forment enfin la troisième partie de ce triptyque du lavement, d’où ressort un aspect religieux. Mais ici, c’est moins de son péché originel que de son poids existentiel dont il faut se purger. Et même si l’on se nettoie, on sue le poids de notre héritage. La toile reflète nos salissures qui, si elles doivent être nettoyées par un travail d’introspection, ont leur beauté énigmatique. Notre part d’ombre produit des germes aussi répulsifs qu’attrayants.

Ce travail épidermique (la peau du mur, de la toile, du tipi…) s’enfonce finalement dans l’antre brûlant et organique de l’être et des architectures. Invitée en Estonie, l’artiste décide d’investir un lieu normalement invisible qui alimente pourtant l’ensemble des bâtisses visibles : une chaufferie constituée d’un réseau grouillant de tuyaux. Cette installation in situ, Katlamaja-Le Passage (Rada, 1998) met en valeur l’aspect organique de ce cœur irrigateur. Des pots de fleur au fond desquels sont posés des miroirs, sont parsemés dans cet espace souterrain. Chacun est éclairé par une ampoule, et nourri d’eau par un goutte-à-goutte régulier, qui vient pulser et souligner la fonction vitale de la chaufferie. Des reflets aquatiques (mouvement de l’eau sur le miroir) inondent le plafond de cette froide fournaise.

L’eau pour nourrir plus qu’éteindre le feu. Il en va de même dans L’extinction (2009), où un film super 8 projeté sur une toile montre l’artiste en train d’éteindre vainement un feu en jetant des seaux d’eau dans notre direction. Ce film expressionniste, par sa monochromie flamboyante et l’expression faciale du personnage effrayé, parle encore du feu (du « foyer » ?), d’une manière plus inquiétante. Quel feu brûlant faut-il éteindre ? A l’instar de son tableau La Buse (1993), où une buse (un conduit) produit des traces de brûlé autour d’elle, le feu reste dans L’extinction invisible : seule l’action autour de lui paraît dans l’œuvre. L’orifice noir de la buse renvoie ici encore à notre part obscure qui brûle et ne peut s’éteindre. L’impossible extinction n’est donc pas un échec, elle signifie l’importance de garder en mémoire le passé et ses stigmates brûlants, pour le sublimer en un éternel présent : rien ne s’éteint, tout se transforme. Aussi, faut-il toujours attiser la mémoire de ceux que l’on n’entend plus, en pansant leurs plaies intimes, en réactivant par l’action artistique leurs traces à la beauté crépusculaire.